“Je crois qu’il est addict…”

Pourquoi tant d’empressement ?

Au Point Accueil Écoute Jeunes du Pays de Morlaix il nous est régulièrement demandé de rencontrer des jeunes en raison de leur consommation excessive « d’écrans », lorsqu’il ne s’agit pas de leur consommation tout court de cannabis ou autres drogues.

Le terme d’« addiction » s’impose rapidement et vient colorer la demande d’un caractère d’urgence, peu importe de savoir si cette addiction est virtuelle ou déjà là, il faut agir au plus vite pour enrayer cette mécanique mortifère et détacher le jeune de son objet.

Si l’inquiétude des parents est compréhensible face aux excès de leur enfant, pourquoi conclure aussi rapidement à un rapport pathologique à leur objet de prédilection ?  Sont-ce d’ailleurs leurs excès qui les inquiètent ou le fait que leur enfant ne semble plus avoir besoin d’eux depuis qu’il est collé à son objet ? La médecine n’est-elle pas appelé à la rescousse pour faire cesser cette insolente autosuffisance qui séduit autant qu’elle déroute ?

La dépendance, un repoussoir commun

Lorsqu’elle ne désigne pas la sujétion à un produit, la dépendance est l’autre nom de cette menace toujours prompte à surgir dans notre relation aux autres. Dans le couple, la famille, le travail, nombreuses sont ces “relations toxiques” dont il a fallu s’extirper avec peine. Après quoi, il faudrait selon d’aucuns, apprendre à démasquer les abuseurs et glorifier un moi autarcique à la manière de la chanteuse américaine Miley Cirrus qui dit à son ex-compagnon “Je peux m’aimer mieux que tu ne le peux le faire”. Comme si le besoin d’amour, de reconnaissance, voire d’exclusivité, qui peut aller jusqu’à vouloir guérir l’autre, le changer ou le combler, n’étaient que les effets de la magie noire de cet autre. La dépendance est un mal venue d’ailleurs.

L’autonomie est aujourd’hui l’autre nom donné à la liberté. Être qui je veux, pouvoir me définir sans l’intervention de ceux qui m’ont précédé et m’ont injustement assignée à une place. Ne rien leur devoir, ne compter que sur ses propres mérites, ne serait plus des revendications exclusivement adolescentes. “Être son propre patron” devrait être une aspiration universelle.

Dès le plus jeune âge elle est une visée pour l’enfant qui doit pouvoir s’auto-réguler bien avant l’heure tout en restant dans une exclusivité affective avec ses parents.

Toute notre vie, nous devrions déterminer seul le chemin à prendre, et jusque dans la vieillesse, ne rien céder à autrui. Depuis les années 70, la gériatrie à entériner cette confusion entre autonomie et indépendance, de sorte qu’avoir besoin d’autrui pour les actes de la vie courante serait une aliénation psychique. La dépendance serait une décadence.

Tous “accro” !

Cette crainte de la dépossession de soi s’accompagne paradoxalement de la valorisation d’une relation compulsive aux objets de consommation mis sur le marché : l’argument promotionnel d’une série télévisée est justement son aspect addictif, qui alimente la pratique du binge watching, c’est-à-dire le visionnage jusqu’à saturation.

Un panneau publicitaire pour une chocolaterie met en scène un bébé tenant dans ses mains une tablette de chocolat avec le sous-titre: « déjà acro(quer) ! ». Cette image d’un enfant agrippé au même produit d’élection que les potentiels acheteurs, serait elle-même irrésistible, de sorte que l’affiche met en scène chacun croquant avidement son objet. L’histoire ne dit pas en revanche qui croque les acheteurs…

Un enfant « accro » serait donc attendrissant, comme dans cette publicité pour une enceinte connectée destinée aux enfants qui fait dire à l’un d’eux comment il a découvert celle-ci : « […]et là ça été le début de l’engrenage, j’en voulais toujours plus […] ». La consommation effrénée du produit indiquant qu’il vient à l’endroit exact du besoin de l’enfant, serait une garantie pour les parents du bienfondé de leur achat. Il y aurait donc de salutaires toxicomanies…

Serait-il préférable d’être dépendant d’un objet plutôt que d’autrui ? Voire, la dépendance au premier protégerait-il de la dépendance au second ?

L’objet comble ce que les autres creusent en nous.

Cette question touche particulièrement les adolescents puisque pour tenter de s’extirper de la dépendance parentale et commencer à exister pour eux même, ces derniers vont se tourner vers d’autres pôles d’attraction, en premier lieu les amis, appelés à combler le vide laissé par cette séparation qui ne peut être supportée en l’état. Les déclarations d’amours des collégiennes entre elles illustrent ce changement. “Ma bestie”, “Ma meilleure” devient l’unique astre autour duquel tourner. Pour les garçons, le groupe de pair tend à devenir la seule référence, et pour y entrer, s’y maintenir et y être reconnu, ils doivent concéder d’y abandonner beaucoup d’eux-mêmes.  Passer d’une dépendance à une autre permet de négocier le réaménagement des liens affectifs.

Sauf que la relation aux autres est source de bien des déboires, de quiproquos, de trahisons, d’abandons et de revirements brutaux à l’image du roman d’Haruki Murakami « L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage  » où le personnage se met en quête des motifs qui ont conduit ses amis de fac à l’exclure brutalement de leur groupe. Les jeunes que nous recevons en entretien rapportent régulièrement ces amours tumultueuses.

En comparaison, l’objet consommable semble toujours disponible et susceptible d’honorer ses promesses, à savoir repousser le surgissement d’une solitude ontologique et d’apaiser les angoisses de perte. Qui ne s’est pas consolé de déboires sentimentaux en se gavant de chocolat, de séries, de musique, de jeux vidéo, ou de toutes ces vidéos que l’ont fait défiler à l’infini sur son smartphone et qui viennent saturer la tête pour l’empêcher de penser ?

Se combler par l’objet, c’est retrouver une indépendance totale vis-à-vis de ces autres toujours un peu décevants. Et qu’importe si cela signifie perdre toute autonomie dans le sens où nous perdons la liberté de choisir de nous passer du produit en question. C’est précisément ici que le risque addictif se profile.

Consommer pour “comater” et colmater, se perdre et renouer avec ce moment de notre existence où ni soi ni l’autre n’existaient, ce moment où sans différenciation pas de risque de séparation. Les moments de communion éprouvés dans les rave party en sont un exemple frappant.

Mais consommer le produit jusqu’à l’ivresse c’est aussi expérimenter ses limites, transgresser, jouer avec le danger et donc retrouver de la maitrise sur ses angoisses qui se voient ainsi projetés à l’extérieur et donc manipulables.

S’attacher pour se détacher

Les adolescents aiment se dire “addict” aux objets qui leurs permettent de se distinguer des adultes, à ceux qui leur garantissent une place dans un groupe et leur permettent de renvoyer une image valorisante. Ces addictions se révèlent au final très labiles et transitoires, exceptés pour ceux qui ne sont pas prêt à ces réaménagements affectifs et pour qui l’objet élu permet de maintenir l’illusion que ça ne manque jamais, jusqu’à ce que l’objet lui-même devienne inaccessible, d’où ces efforts anxieux pour le retrouver avant que le vide ne ressurgisse.

Qu’il y ait des consommations pathologiques et nécessitent une prise en charge spécialisée est un fait indéniable. Toute la difficulté étant de savoir à partir de quand ces consommations sont anormales ou non. Or il nous apparait que de manière trop précoce, une addiction soit décrétée et que soit attendue l’intervention d’un tiers médical pour aider le jeune à réguler ses consommations risquant dans le même temps de l’y réduire. Outre que les objets consommés soient de nature distincte, celui que choisit le jeune, la place de cet objet dans la famille, la manière de le consommer, l’intensité de son utilisation, le contexte, la fréquence, ce que le jeune peut en dire ou en montrer, sont écrasés sous cette menace de l’emprise toxique.

Nous pensons que s’agripper à un objet est pour l’adolescent une tentative pour exister en dehors de ses parents, et même si demeure le risque qu’il s’y console un peu trop dans ce moment où il fait l’épreuve du vide, sa consommation ne doit pas nous faire oublier les réaménagements auxquels les parents sont eux-mêmes confrontés face à cet enfant qui voudrait ne plus avoir besoin d’eux. Qui est dépendant de qui dès lors ? C’est l’une des questions que nous travaillons avec les parents qui nous sollicitent sur ce sujet au PAEJ.

Hugues RENAUD

psychologue clinicien, Point Accueil Ecoute Jeunes du Pays de Morlaix