A quoi ça « serre » l’école ?

Décrochage et Cie

Cette année encore, les points accueil écoute jeunes (PAEJ) ont été témoin du désœuvrement qui gagne certains jeunes quant à la question de l’école. Derrière les « à quoi ça sert ? » et « ça m’ennuie », que vient dire celui qui ne souhaite plus aller en cours, qui n’y voit plus l’intérêt, qui n’y arrive plus, qui est empêché, qui a peur, etc. ? Pas de réponse universelle bien sûr, plutôt un questionnement qui insiste et pousse les professionnels de l’écoute à débusquer ce qui se dit derrière ce qui est énoncé. Décrochage, refus de l’école, phobie scolaire… les termes ne manquent pas pour désigner ce symptôme contemporain. Cette myriade de qualificatifs nous indique aussi combien quelque chose nous échappe et ne se résorbe pas dans l’assignation à une étiquette. Une fois que c’est dit, qu’en fait-on ?

Les PAEJ, s’intéressant particulièrement à la question du lien social, ne peuvent ici que constater combien certains jeunes, une fois nommée cette difficulté de se rendre à l’école, pourraient avoir tendance à s’éloigner de tout lien social. Ainsi, l’adolescent court-circuite la relation à l’autre. Doit-on le laisser faire ? Accéder au souhait de ne plus aller à l’école est-il toujours souhaitable ? Comment entendre ce qui se dit là ?

Position ironique quant au savoir

Face au malaise qu’ils peuvent ressentir, en lien parfois à une certaine perplexité, certains adolescents d’aujourd’hui ne trouvent pas d’autres solutions que de remettre en cause le savoir de l’autre. A l’occasion, ils attaquent de façon ironique la racine même du langage et du lien social. L’ironie, cette manière particulière de se moquer, est une forme d’attaque du savoir. Elle vient, d’une certaine façon, dire qu’il n’y a pas. Le savoir que l’on pourrait supposer à l’autre n’est pas. Ainsi cette forme agressive qui vise le savoir touche aussi le lien à l’autre. « L’élève qui demande « à quoi ça sert ? » refuse le savoir qui lui est transmis par l’autre, car il a l’illusion égocentrique que, tout seul, il s’en sortira. Il pense qu’il sait, qu’il a la vérité de son être, et cela peut le conduire à l’errance d’abord dans la langue, et au dehors. » [1] Les mots deviennent alors une arme et ils ont une puissance agressive qui les représente et fait exploser les semblants, ce qui peut contribuer à s’isoler. L’usage de l’ironie diffère de celui de l’humour – qui lui implique l’autre, nécessite un retour de l’autre. Il s’agit plutôt d’une provocation langagière qui vise à destituer l’autre sachant et à attaquer à la racine le lien social.

« Faire vivre la demande »

Comment alors entendre autrement le « à quoi ça sert ? » Comment entendre sérieusement ce que nous dit tel jeune sans prendre trop au sérieux sa demande de s’extraire – voire de s’exclure – du système scolaire ? Cette interjection ne nous interpelle-t-elle pas ? Faut-il l’entendre comme une question rhétorique qui n’attend aucune réponse, ou pouvons-nous parier que comme sous toute question et toute demande, autre chose gît là ? Caroline Doucet, psychologue et psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause freudienne, indique qu’il s’agit de « faire vivre la demande » [2]. Voici ce qu’elle dit et dont nous pouvons nous enseigner au sein des PAEJ : « il arrive que, d’avoir demandé quelque chose, on n’en ait plus du tout envie. La satisfaction porte alors sur la demande, qui est toujours en son fond demande d’amour, et non de l’objet désiré. Ne pas répondre à la demande donne chance d’atteindre le nœud de la vérité. Pour cela, il ne s’agit pas de répondre à la demande, mais de faire vivre la demande le plus longtemps possible. La demande ne se réduit pas à demander quelque chose, elle est ce par quoi s’établit le lien à l’autre. (…) On peut dire, même si c’est peut-être un peu radical, qu’à travers la demande, le sujet se donne des raisons d’exister. » Lue ainsi, la question « à quoi ça sert l’école ? » a tout le mérite d’être posée, et y supposer une demande, une adresse, c’est donner une chance au jeune de formuler d’autres questions, d’autres demandes, et de le maintenir dans un lien à l’autre.

Perspectives

Ainsi il peut s’agir d’accueillir la violence de l’absurdité que subit un adolescent dans sa perception du monde. C’est le cas d’Emmanuel qui ne voit aucun sens à l’école, bien qu’il n’ait aucune plainte à formuler. Tout se passe bien mais il ne perçoit pas à quoi cela pourrait lui servir d’y aller. Il a très peu de chose à dire par ailleurs. Ce n’est que parce que plusieurs professionnels se sont penchés autour de sa situation qui laissait chacun perplexe, qu’un retour à l’école a été possible. Dans son cas, c’est d’arrêter de se poser la question et de se soutenir des professionnels présents, qui a permis de s’y rendre sans plus se confronter au vide abyssal que représentait pour lui la question « A quoi sert l’école ? ».

Depuis, Emmanuel se rend chaque jour à l’école, il parle de ses copains, et bien que l’élaboration et la parole lui demeurent difficile, il arrive au PAEJ avec une autre présentation, disons plus soignée. Emmanuel ne permet-il pas de mesurer en quoi l’école, ça serre ? Pour lui, elle vient serrer une position d’énonciation possible, elle tient, elle gaine, elle noue. La fonction de l’école n’est pas toujours là où on l’attend. Chaque ado en fait son affaire, à nous d’accueillir sa trouvaille… Cette fonction de serrage, du côté du corps, a été essentielle pour Emmanuel.

Nous soutenons que les PAEJ peuvent se loger à cet endroit où la question peut se poser, et où l’on n’y répond pas trop vite, afin qu’une pensée se déploie lorsque c’est possible, ou tout au moins une adresse à quelqu’un qui peut supporter l’absence de réponse. C’est la possibilité qu’une parole se dépose, qu’une question non advenue se formule, qu’un silence soit supporté, qu’un flot de parole soit limité. C’est la possibilité qu’un savoir – autre que celui standardisé de l’école – se constitue, un savoir du jeune, un savoir qui lui est propre, qui le singularise.

[1] Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, Editions Michèle, Paris, 2013, p. 125.

[2] Doucet C., « Psychologie et médecine, quelle place pour le vivant ? », Intervention du 14 mai 2024 : Conversation avec L’association des Psychologues freudiens.

Chloé LE FAUCHEUR

psychologue clinicienne, PAEJ Cap jeunes