Ils sont méchants
L’école vécue comme source de blessures
Nous recevons au PAEJ de Morlaix un nombre croissant de parents souhaitant un rendez-vous pour leur enfant car celui-ci dit ne plus pouvoir se rendre au collège. Maux de ventre, nausées, insomnies, pleures incoercibles, ponctuent les dimanches soir ou les lundis matin. Ces parents disent avoir tout essayé entre réassurance, encouragements, et fermeté, mais rien n’y fait, leur enfant ne veut plus ou ne peut plus s’y rendre. L’école de son côté a proposé des adaptations, notamment en laissant au jeune la possibilité de choisir ses matières, de ne venir qu’en demi-journée, voire quelques heures dans la semaine, mais là encore, l’angoisse paralyse toute tentative.
Lorsque nous interrogeons ces jeunes, ils disent le plus souvent ne pas comprendre ce qui les envahit, tout fait obstacle et ils implorent leur parent de les laisser à la maison.
Lorsque le retour en classe n’est plus d’actualité, les mots viennent plus facilement, des jeunes viennent dire combien ils se sont sentis blessés par une mauvaise note ou une remarque, injustifiée selon eux. Les parents ont parfois confirmé ce sentiment que la singularité de leur enfant n’avait pas été assez prise en compte.
Comme avec chaque personne que nous recevons au PAEJ, nous ne cherchons pas à vérifier la véracité des évènements évoqués. Ce qui importe, c’est d’accueillir l’expression d’un vécu, puis au fil des entretiens, de pouvoir s’en distancier, de comprendre à quoi il se rattache, parfois bien loin des éléments qui l’ont réactivé.
La blessure est venue également des autres élèves : une parole, un oubli, un changement d’attitude, un quiproquo ont été reçus comme des poignards. L’interprétation va dans le sens d’une volonté de nuire, de se moquer, de les instrumentaliser, ou de les laisser tomber. Le terme de harcèlement s’impose alors rapidement.
L’impossibilité de se rendre à l’école ne peut trouver réponse dans une causalité unique comme nous avons pu l’aborder lors de la journée régionale des PAEJ Bretons organisée autour de cette thématique. Elle n’est pas une maladie en soi mais le symptôme par laquelle se manifestent des questions qui relèvent à la fois d’un plan individuel et sociétal.
Des jeunes sans protection ?
Pourquoi ces jeunes se retrouvent-ils aussi vulnérabilisés au moment d’entrer dans ce premier espace social qu’est l’école, au point qu’ils puissent envisager de cesser tout apprentissage ?
Nous pensons par exemple à Lalie, 12 ans, qui dit ne plus vouloir retourner au collège car elle se sent délaissée ou brutalisée par les autres filles, trop de présence ou pas assez. Elle ajoute : “moi je suis gentille et je comprends pas pourquoi on est méchant avec moi”.
Durant l’entretien elle s’agace de ne pas parvenir à s’exprimer : “j’arrive pas à me faire comprendre, ça m’énerve, de toute façon il n’y a que ma famille qui me comprend !”. Le fait même de tenter de mettre en mot sa pensée l’irrite, et elle se montre constamment sur le point de renoncer devant la difficulté. Mes efforts pour reformuler ses propos alimentent sa frustration puisque toujours à côté de ce qu’elle veut dire.
L’accès au langage suppose pour un bébé de renoncer à cette langue privée construite dans le corps à corps maternel pour accepter de laisser entrer en lui ces corps étrangers que sont ces mots inventés par d’autres. Plus tard, il devra encore accepter que sa langue maternelle, la langue de la maison, ne soit pas la même que celle qui est utilisée à l’extérieur. Il perd ainsi la fluidité du tête à tête mais gagne la possibilité d’entrer en relation avec n’importe quel autre interlocuteur.
Pour pouvoir rencontrer d’autres que ses proches, un enfant doit accepter cette nouvelle entame. Ce renoncement s’ajoutera à une longue liste tout au long de sa vie durant laquelle il devra abandonner son illusion d’omnipotence. Les parents ont de plus en plus de mal à l’envisager eu égard à l’évolution du statut social de l’enfant et de leur devoir d’en faire un être heureux.
L’enfant fait la famille :
L’enfant est aujourd’hui cet “astre” autour duquel tout gravite : « La chambre d’enfant, les activités des enfants, la nourriture des enfants, la parole des enfants, jadis réduits au silence, aujourd’hui aux commandes de la conversation avec l’adulte »¹.
L’enfant est ce bonheur auquel chacun doit pouvoir accéder, il est devenu un droit d’où la souffrance et le sentiment d’injustice lorsqu’il ne peut pas advenir.
Pour le sociologue Gérard Neyrand, aujourd’hui c’est l’enfant qui fait la famille et non plus le mariage, dans la mesure où il incarne l’amour qui unie les parents. De fait, c’est aussi lui qui peut la dissoudre : on se sépare parce que l’un ne veut pas d’enfant, parce ce que le couple n’arrive pas à s’entendre à son propos, … et bien après la séparation, la haine du couple conjugal s’entretient encore autour de l’enfant.
Quand l’insatisfaction affective du couple s’installe, l’enfant peut venir comme alternative consolatrice. Il est un support plus fiable pour l’affirmation identitaire du parent, et les gratifications affectives qu’il procure amènent certains parents à scruter anxieusement sa météo émotionnelle. Elle doit toujours restée positive pour que le parent garde une image positive de lui-même. Dans ce contexte, limiter ses satisfactions devient presque impossible.
La sociologue Laurence Gavarini pointe ainsi cette ambiguïté dans laquelle est pris l’enfant, il est à la fois regardé comme sujet de droit, sa parole et ses besoins sont reconnus, mais en même temps soumis à des attentes qui le dépassent. C’est à lui que revient de porter la responsabilité du bonheur parental et du sentiment de réalisation personnelle. De sorte qu’il devient vite décevant lorsqu’il échoue à cette tâche. Quelques parents peuvent le regarder ainsi comme “méchant”, “pervers”, ou “manipulateur”, soit des positions qui nécessiteraient de sa part un recul dans la relation dont il est pourtant incapable.
Il est parfois sommé de faire des choix, comme s’il avait les capacités psychiques de les assumer. Dès tout petit on lui demande comment il veut s’habiller, manger, se coiffer, apprendre… jusqu’à choisir sa propre punition. Or, l’attente du parent et l’impossibilité de saisir les enjeux de ce choix le placent dans une grande insécurité.
L’adolescence est une tentative de prise de pouvoir sur sa vie, mais que reste-t-il à conquérir lorsque l’enfant a déjà été élevé comme un être autonome, voire un égal de l’adulte ?
Comment peut-il composer avec l’altérité lorsqu’on lui a toujours dit que son désir devait prévaloir sur tout le reste ?
Est-il possible pour un adolescent d’avoir mal, de rencontrer ses fragilités, de chercher ses solutions sans que cela ne soit une menace narcissique pour ses parents ?
L’école ou la menace de ne pas en ressortir indemne :
Avec l’entrée au collège le jeune doit composer avec la pluralité et la distance : celle des adultes, des élèves, des matières à apprendre, des lieux, il n’est plus dans ce rapport de proximité, voire d’intimité, propre à l’école primaire. C’est aussi l’âge de l’acquisition de la pensée formelle, de sorte que l’école attend du jeune qu’il ne raisonne plus seulement à partir de la réalité sensible mais à partir d’abstractions. Il doit être capable de formuler des hypothèses et de composer avec l’incertitude des réponses qu’il élabore. Or, pour ces jeunes qui ont été valorisés essentiellement dans le registre de l’image, une image idéalisée construite sur les projections des parents, faire appel à leur monde interne ne vient-il pas les mettre trop en difficultés ?
Le groupe de pairs est d’ordinaire recherché parce que c’est un moyen de s’essayer à d’autres identités transitoires, mais pour ces jeunes, cela suppose d’accepter d’avoir besoin des autres et donc de ne plus correspondre à cet être autosuffisant que ses parents ont vu en lui.
C’est ce que nous entendons dans les plaintes de Lalie : les autres (élèves et enseignants) ne peuvent que la heurter, car non seulement ne la regardent pas comme l’ont regardé jusque-là ses parents, mais plus encore, tentent de se faire reconnaitre d’elle et entrent ainsi en concurrence avec elle.
La menace de perdre cette complétude peut générer angoisse et agressivité.
Dans ce contexte, l’école est vécue comme violente, ses adaptations, toujours insatisfaisantes, et le repli dans l’intimité du familier le seul recours.
Comment accompagner ces jeunes ?
Les recevoir au PAEJ est déjà les écouter autrement que leur famille, non pas en mieux mais avec un autre regard et donc leur retourner une autre image d’eux-mêmes. Les parents peuvent d’ailleurs y résister et nous rappeler comment nous devons regarder leur enfant. Surtout pas d’écart. Or c’est justement cet écart qui peut leur être bénéfique puisque c’est la possibilité d’être surpris par eux-mêmes, par leurs fragilités et leurs forces.
Peut-être est-ce la tâche la plus ardue dans cette période, lutter contre ce repli narcissique par lequel on ne tolère que l’identique à soi, et peut vouloir détruire l’autre par crainte d’être soi-même détruit. Le PAEJ propose à cet effet aux collégiens et lycéens des jeux de rôles permettant d’expérimenter le point de vue de l’autre, de s’exercer au débat et à la controverse, autant de pratiques qui ne participent pas seulement “au respect” de l’autre, car on peut seulement “tenir l’autre en respect” comme le rappelle le philosophe Eric Fiat, c’est à dire, le maintenir à distance avec un révolver ! C’est encourager une décentration de soi, apprendre la relativité des places. Découvrir que d’autres n’ont pas les mêmes valeurs que soi, permet de réaliser que ses valeurs n’ont rien de naturelles, et que l’on peut donc choisir d’y adhérer ou non, faire des emprunts en dehors de sa famille. Rencontrer l’autre, c’est aussi se rencontrer.
Hugues RENAUD
- Brousse, Marie-Hélène. « Un néologisme d’actualité : la parentalité », La Cause freudienne, vol. 60, no. 2, 2005, p.122